CHAPITRE VIII

Chroniques mytanes (extraits).

« Contrepoint de vue », d'Anika Veyyedin.

Nous avons caché les talents mystes derrière l'appellation générale de « psionique » et, comme cela devait quand même paraître un peu suranné, nous avons accolé la spécification « myste » à la terminologie scientifique. Psionique myste ? Vraiment ? Allons ! J'entends encore mon prof de physique m'expliquer que non, un télépathe ne lit pas les pensées, un empathe ne voit pas les sentiments, la télékinésie n'existe pas, pas plus que la lévitation et la téléportation, et que si le cerveau recèle encore quelque faculté insoupçonnée, elle est du ressort de la physique… le reste n'est qu'ineptie de mythomane. Pauvre homme, s'il savait que la psionique vient de s'élever à l'irrationnel ! Les mystes font tout ce que la physique nous interdit, et votre psionique très raisonnable les fait bien rire. Il vous dérange tant que ça le mot « magie » ? Vous verrez qu'un jour, à force de rationaliser les rêves, quelqu'un vous les projettera plusieurs millimètres sous les cheveux, en plein cerveau !

*

**

L'entretien avait été parfaitement inutile. San Saïvi avait réitéré son discours de Sal-la Danid avec les mêmes convictions et de subtiles nuances. Ille ou none (le myste n'était plus sûr de rien), Audh Onido Dham était une enquiquineuse dont il voulait se débarrasser au plus vite. La moitié de tous les problèmes, au moins, se posaient par sa faute et Ad-Anevraz lui tendait les bras grands ouverts avec une impatience qui n'avait d'égale que la sienne. Toutefois, et il le déplorait, ce départ devait être retardé pour cause de favel. Disons qu'il lui accordait un mois, pas plus, pour distraire Diter et se faire suivre par lui de l'autre côté du détroit.

— Comment ?

Comment, mais c'était très simple, il suffisait de semer la panique dans le port, autour de Norah. Pourquoi le port ? Parce que l'acen-ser rêvait d'en reprendre le contrôle à la mairie et qu'une bonne pagaille imputable à l'acharnement de Diter contre une ille était une excuse satisfaisante. Et qu'est-ce qui pouvait contraindre cette ille à prendre tous ces risques pour le compte de l'acen-ser ?

— Audh-ille, que vous soyez une ille ou simplement une mute none-ille, vous n'agissez pas comme la Citadelle sait qu'un ille agit, vous comprenez ? (Il avait dû poursuivre, Audham avait nié de la tête.) Qu'un evre apprenne qu'Island appuie des nones qui ont noyauté tout Saraz avec l'assistance de notables et le Conseil de Chasse transformera tous les hiumes en gibiers notoires. En soi, cela ne me réjouirait pas plus que vous, mais c'en serait fini de l'indépendance du continent et je ne le permettrai pas… D'ailleurs, Island et le Haut Sa-Bann ne devraient pas davantage le permettre. Ce que je fais arrange tout le monde. Nous pouvons continuer à nous ignorer, pas à nous mettre des bâtons dans les roues. Jouez le jeu.

Audham était prête à satisfaire aux exigences de San Saïvi, mais lui, que lui offrait-il ?

— Haÿn a-khan. Il pouvait vous tuer, il vous protégera. Bonsoir.

En descendant vers la ville, Audh n'était pas très fière du sermon qu'elle venait d'essuyer – parce que ce n'était rien d'autre, elle en avait conscience – car sans posséder tous les tenants et aboutissants, San Saïvi avait raison : elle agissait à l'aveuglette, émotivement, et ses petites victoires personnelles ne tenaient d'aucune stratégie victorieuse. Finalement, le mandataire de l'acen-ser n'avait fait que mettre en exergue ce que Rib, les illes et les nones, de différentes manières et sans discernement, lui reprochaient : elle ignorait Mytale, restait étrangère. Mais tous ne pensaient qu'à user d'elle et, en se le rappelant, elle ricana. Derrière son paternalisme à l'intelligence déclinante (c'est ainsi qu'elle l'avait perçu après le départ des nones), San Saïvi était un politicien retors et Kenon… Et Kenon ?

Kenon la rattrapa avant qu'elle n'atteignît la ville même, un peu après que Tag' l'eût rejointe, dans un quartier où les manoirs côtoyaient les manoirs en un luxe typiquement myste.

— Vous marchez vite, l'aborda-t-il. J'ai craint ne pas vous retrouver.

— Alors vous marchez vite aussi… Qu'à oublié de me dire San Saïvi ?

— Oh, rien ! C'est… c'est une démarche toute personnelle.

— Personnelle ?

Audh était intéressée. Elle ralentit.

— De la curiosité, si vous voulez. Je… non, ce n'est pas que je voulais vérifier, je suis certain de ne pas me tromper. (Kenon était brouillon… Un qwest !? Il était sous l'effet d'un choc, et Audham était de plus en plus intriguée.) C'est-à-dire… je n'aurai peut-être pas d'autre occasion. Il faut que je vous explique…

— En effet, vous devriez commencer par vous expliquer, Kenon-qwest.

Elle avait trouvé ce qui altérait le comportement du braine : il était excité comme un gosse.

Kenon vit qu'elle venait seulement d'analyser son trouble et s'étonna qu'elle n'en eût pas encore compris les raisons. À moins qu'il se fourvoyât. Non, c'était impossible.

— J'ai compris ce que Diter n'a pas su débrouiller à Sal-la Danid. (Il parlait très vite.) Je l'ai compris quand vous avez désigné Fyrh Afira Fahr à San Saïvi. Cela m'a sauté aux yeux comme… comme une évidence.

Audh s'arrêta complètement et se tourna vers le qwest, les sourcils froncés, les yeux givrés. Tag' s'immobilisa aussi et s'assit contre ses jambes. Elle posa une main entre ses oreilles, refusant complètement de penser. C'était inutile, Kenon continua :

— Vous n'êtes pas ille. (Il souriait avec une certaine satisfaction.) Et ce ksin est celui de Fyrh-ille, le ksin roux qui a stoppé Norah.

Audham écoutait à moitié. Elle se demandait si Kenon avait conscience de se suicider. Il ne remarquait même pas la tension qui l'avait gagnée, il ne voyait même pas la queue du ksin en ébullition qui battait le pavé. Il était tout entier à sa découverte, à son génie cérébral et à sa fièvre de curiosité. Il prenait ce risque énorme par simple curiosité !

— Et vous n'êtes pas une none mutante, comme le croit San, comme voudrait bien l'établir Diter… (Il bredouillait presque. Il bredouilla :) Vous… vous… Oh, bon sang ! Je…

Audh n'était pas ille, mais là, elle était en symbiose complète avec le ksin. Il lui suffisait de bouger un doigt sur son crâne pour que Kenon se tût à jamais. Seulement, elle ne pouvait pas le faire. Le qwest avait les yeux embués d'un bonheur indicible, il avait dû se contenir durant tout le prêche de San Saïvi et se contenir encore alors qu'elle était partie et contenir l'affolement de son rythme cardiaque en lui courant après, et maintenant, il avait quelque chose comme un rêve impossible devant lui, un fantasme d'enfant, une extra-Mytane.

— Vous êtes l'agent impérial, réussit-il à articuler. C'est tellement aberrant que Diter n'y a pas pensé, que… Quelqu'un vous protège ! Rib, n'est-ce pas ? C'est ça, c'est ça ! C'est Rib qui vous a servi d'écran contre le sondage de San, Rib a toujours été très fort. (Il plissa les yeux, pour mieux réfléchir au milieu de sa confusion nerveuse.) Il vous protège encore, à distance… à distance… Il vous a téléportée !

« Vous entendez, Rib ? » Audh se décontractait. L'intelligence aiguë du qwest était aussi plaisante à voir fonctionner que son enthousiasme. « Je commence à deviner ce qu'est un braine, et pour une fois, je suis impressionnée. »

— Bien sûr ! poursuivait Kenon. C'était la seule façon de sauver quelqu'un du vaisseau. (Il éclata d'un rire enfantin.) Dire que Nadija Sin s'est débarrassé de lui parce qu'il n'était pas assez performant ! S'il savait ! (Son rire s'étouffa, il arrondit les yeux.) Il m'entend à travers vous, n'est-ce pas ? (Il n'attendit pas la réponse, il devinait tout et il était sûr de lui.) Venez ! Venez chez moi, j'ai tant de choses à apprendre… Je ne vous trahirai jamais, Audh-ille. Je… Excusez-moi, quel est votre vrai nom ?

Elle avait déjà renoncé à l'assassiner. Il lui restait à trouver une bonne raison.

— Audham En-Tha, répondit-elle, l'engageant à la précéder. L'Empire n'existe plus, je suis un agent de la Fédération Homéocrate…